La route de la Méditerranée centrale est a priori la plus mortelle au monde. Il est cependant une autre route peu connue mais tout aussi mortelle, celle des Comores à l’origine depuis le milieu des années 1990 de la transformation du Nord du canal du Mozambique en un cimetière marin. Cette route se déploie depuis Nosy Be, île sur la côte nord-ouest de Madagascar, les trois îles de l’Union des Comores, à savoir N’Gazidja (Grande Comore), N’Dzwani (Anjouan) et Mwali (Mohéli), et la côte de l’Afrique orientale vers Maore (Mayotte en français), quatrième île de l’archipel des Comores devenue, en violation du droit international, collectivité territoriale puis cinquième département des outre-mers français en 2011. L’Union des Comores est à la fois le lieu de départ des Comoriens à destination de Maore mais également l’espace de convergence des ressortissants originaires des régions environnantes. Depuis les côtes de l’Afrique de l’Est, les nationaux de pays africains (région des Grands Lacs, Somalie mais aussi Afrique de l’Ouest) sont amenés en bateau à N’Gazidja d’où ils continuent leur itinéraire par N’Dzwani à moins d’être transbordés en pleine mer dans des kwasa-kwasa (nom donné aux frêles embarcations qui font les trajets entre l’Union des Comores et Maore), qui les emmènent à destination. Les ressortissants malgaches, quant à eux, se rendent soit directement à Maore par bateau soit transitent par N’Dzwani, sans qu’on leur signale ce détour, où ils attendent plusieurs jours avant de pouvoir attaquer la partie la plus dangereuse de leur itinéraire, les traversées se faisant dans les kwasa-kwasa au lieu des barques aux moteurs plus puissants au départ de Nosy Be.
La base de données du projet « Migrants disparus » hébergée par l’Office international des migrations (OIM) comptabilise pour cette région 293 morts depuis 2014. Un rapport d’information du Sénat publié en 2012 estime que le nombre de personnes décédées serait entre 7,000 et 10,000 pour les années 1995-2012, chiffres certainement sous-estimés et de toute façon caducs en 2024. Le nombre de 70,000 morts serait certainement plus vraisemblable si l’on estime que pour une population d’environ 800,000 personnes, chaque famille élargie comprenant une douzaine de personne a perdu au moins quelqu’un depuis 1995. L’invisibilisation des accidents, des morts et des disparitions règne car aucune organisation internationale, nationale ou de la société civile ne s’est penchée sur cette route. Seule La Cimade en liaison avec des organisations comoriennes a publié une brochure et des capsules vidéo pour informer les familles sur les possibilités de localisation, d’identification des morts et des disparus et de leur transfert vers les pays d’origine(1).
Comment ce bras de mer de soixante-dix kilomètres de distance entre N’Dzwani et Maore et fréquenté depuis des siècles par les populations environnantes est-il devenu une route mortelle ? En 1995, anticipant le processus politique qui engendrera la départementalisation de Maore, le gouvernement français décide de couper définitivement les liens ancestraux familiaux et politiques qui lient les quatre « îles de la lune » en exigeant des ressortissants comoriens un visa pour se déplacer vers cette île. Ce visa rarement octroyé, aussi connu sous le nom de visa « Balladur » du nom du premier ministre français de l’époque, est également qualifié de « visa de la mort » : ne pouvant plus voyager en empruntant des lignes aériennes ou maritimes régulières, les ressortissants comoriens sont réduits à avoir recours au kwasa kswasa que ce soit pour se rendre à une fête de famille ou religieuse, retrouver des amis, fêter un événement, éventuellement se faire soigner ou y travailler.
Les traversées se passaient sans encombre et connaissaient peu de naufrages, semble-t-il, jusque vers 2002, année où Nicolas Sarkozy devenu ministre de l’Intérieur met en place une politique musclée d’arrestation des étrangers à terre et en mer et de reconduites à la frontière, montrant si besoin est que cette frontière mortifère est de nature politique et non géographique. Les pilotes des kwasa-kwasa partent lorsque les conditions météorologiques sont des plus défavorables estimant que les patrouilles des gardes-côtes ou de la PAF ne sont pas de sortie. Au fil des années ils prennent des itinéraires de plus en plus dangereux, allongeant le temps de la traversée qui de deux heures dans de bonnes conditions peut durer jusqu’à vingt-quatre heures selon la fréquence des patrouilles aux larges des côtes de Mayotte.
Le renforcement de cette frontière maritime française et européenne s’est accéléré depuis 2018 avec : (1) la création du groupe d’enquête et de lutte contre l’immigration clandestine (Gelic) entré fonction le 1er septembre 2018, (2) l’opération Shikandra initiée en 2019qui a multiplié les moyens de surveillance et d’arrestation sur terre et en mer et finalement (3) la signature d’un accord-cadre entre les deux pays signé le 22 juillet 2019 qui formalise un nouveau partenariat entre les gouvernements français et comoriens en matière de lutte contre l’immigration irrégulière avec, par exemple, la mise en place d’un dispositif de prévention des départs depuis N’Dzwani depuis la fin 2020 et le financement de vedettes pour les gardes-côtes comoriens. Les chiffres publiés par la préfecture en 2021 et 2022 montrent que le nombre d’interceptions de kwasa-kwasa est en augmentation : soit 459 kwasa-kwasa interceptés sur 862 détectés en 2021 et 571 sur 772 détectés en 2022. Ces chiffres ne donnaient pour autant aucune idée du nombre d’arrivées ni de celui des départs, c’est chose faite maintenant depuis qu’en juin 2023, la gendarmerie de Maore a annoncé qu’en saison haute (avril-septembre) ce sont environ cinq à dix kwasa-kwasa par jour qui cherchent à accoster soit entre 1210 et 2420 par an. Cela ne nous renseigne pas pour autant sur le nombre de départs et sur ce qui se passe avant l’arrivée dans les eaux territoriales française mais donne une idée du nombre d’embarcations qui chaque semaine tentent cette traversée devenue mortelle. En février 2024, le ministre de l’Intérieur annonce qu’un « rideau de fer sur l’eau » va être déployé au large de l’île ; fin décembre les modalités sont encore à définir.
Au contraire des morts en Méditerranée, les morts du canal du Mozambique sont généralement identifiés lorsque les corps sont retrouvés sur les rivages de N’Dzwani ou de Maore. A N’Dzwani, les corps trop décomposés et méconnaissables sont enterrés sur les plages où l’océan les rejette. Une pierre, une branche d’arbre signalent le lieu d’inhumation à celui qui les a recueillis, sinon nulle trace dans le paysage ne permet de repérer ces sites. Du fait du climat de terreur entretenu par le gouvernement comorien pour que les accidents ne soient pas signalés et la criminalisation des secours, les familles se taisent mais sont alertées en toute discrétion par ceux qui découvrent les corps s’ils les reconnaissent. A Maore, le devenir et l’identification des corps diffèrent suivant s’ils ont été découverts par des habitants de l’île, par la gendarmerie et s’il a fallu, en cas de mort suspecte, l’intervention du procureur de la République puis d’un médecin légiste et la prise en charge ou non par une agence de pompes funèbres. Un système informel fonctionne au gré de la volonté des forces de l’ordre d’associer les associations et les notables comoriens à l’identification des morts via la diffusion de photos ou d’appeler sur les radios locales à la reconnaissance des corps. L’inhumation, en conformité avec les règles de l’Islam, a lieu le jour où le corps est découvert sur une plage ou le lendemain s’il est découvert en fin d’après-midi, sans que la question du transfert vers les Comores ne se pose car une personne décédée se doit d’être inhumée là où elle meurt. Les associations de résidents propres à chaque commune qui gèrent les cimetières s’opposent à l’inhumation des ressortissants comoriens, en particulier pour ceux morts en mer. Des propriétaires terriens comoriens en sont venus à développer des cimetières de taille conséquente pour permettre l’inhumation des corps retrouvés sur leurs propres terres mais les associations exigent maintenant qu’un lien de parenté soit établi entre le mort et au moins une famille de la commune. Les cimetières musulmans n’ont pas de stèle permettant de repérer les morts la mémoire du propriétaire du cimetière ou de ceux qui ont réalisé l’inhumation et des témoins y palliant.
Les autorités française et comorienne taisent et font taire toute velléité de communication sur les naufrages, les morts et les disparations et leur recensement. Les conséquences en sont la non-déclaration des décès et donc des problèmes administratifs et juridiques infinis pour les familles, l’impossibilité du travail de deuil. De surcroît des campagnes de prévention des départs et de distribution de gilets de sauvetage par des organisations comoriennes sont empêchées. Si tout projet de recensement officiel semble exclu – alors que méthodologiquement possible, le recueil des témoignages, la création d’une ligne d’écoute telle que celles développées par Alarm Phone permettraient d’inventorier les situations de détresse, de rendre compte des techniques d’interception des kwasa-kwasa etd’évaluer la possibilité de développer des secours dans les deux zones SAR des Comores qui sont sous la responsabilité de Madagascar et du Mozambique. La France, quant à elle, est responsable de la zone SAR au Sud de Madagascar et de La Réunion et depuis 2019, le Centre régional opérationnel de secours et de sauvetage (CROSS), intervient en partenariat avec la Société nationale de secours en mer (SNSM) basée à Maore dans les eaux territoriales de l’île. Selon le bilan annuel du CROSS, l’année 2023 marque une baisse de 26% des opérations de secours par rapport à 2022 soit un total de 136 opérations de secours. 99 d’entre elles (soit 58%) concernaient des kwasa-kwasa et ont nécessité 89 assistances médicales, soit près de deux interventions par semaine pour des kwasa-kwasa arrivés dans les eaux territoriales françaises (faute d’observation systématique, on ne sait pas ce qui se passe dans les eaux internationales ou le long des côtes comoriennes où nombreux sont les naufrages qui se produisent dès le départ).
En attendant, un collectif d’associations de la société civile et de personnalités comoriennes s’est constitué à Marseille. « La Parole aux morts » se donne pour objectif de recenser les naufrages, les morts et disparu.es. Des témoignages peuvent être postés ou envoyés sur la page Facebook du collectif à l’adresse suivante :
https://www.facebook.com/profile.php?id=61556731565274
Photo : Marché Volo-Volo, Moroni (NGazidja/Grande-Comore) 2021. Crédit : Catherine Benoit.
[1] Cf. Cimade 2020 Morts et disparitions dans l’archipel des Comores. Accompagner les proches de personnes mortes ou disparues en mer, Paris.
Catherine Benoit