Routes migratoires et disparitions
Jusqu’à présent, cette section de Echoes s’est concentrée en particulier sur la route de la Méditerranée centrale, car c’est là que la majeure partie de la flotte civile de recherche et de sauvetage opère depuis 2014.
Sans entrer ici dans le détail de l’évolution géographique de l’implication et du déploiement de la flotte civile, il est possible d’observer comment le centre névralgique des opérations de recherche et de sauvetage de la part des ONG s’est progressivement concentré sur la route la plus dangereuse et la plus meurtrière : la Méditerranée centrale.
Le déploiement initial en mer Égée et en Méditerranée orientale (en raison notamment du conflit en Syrie) a été réduit du fait de la diminution des passages, et en même temps entravé par la criminalisation de la solidarité et la monopolisation de l’intervention par les autorités grecques et turques, qui (avec la participation active de Frontex) tentent de verrouiller un espace maritime exigu où les eaux territoriales des deux pays se touchent sans solution de continuité.
Le positionnement de la flotte civile en Méditerranée centrale, et sa persistance malgré des années d’obstruction, de menaces et de criminalisation, est aujourd’hui de plus en plus nécessaire, non seulement en raison du recul des acteurs étatiques et de la prééminence de la surveillance aérienne (principalement assurée par Frontex) ; mais aussi en raison de l’externalisation progressive de la surveillance maritime vers la Libye et la Tunisie. Cette externalisation s’accompagne de la création de zones de compétence SAR (Recherche et sauvetage) qui, au lieu d’étendre les zones de sauvetage, permettent d’organiser le refoulement des personnes vers des pays qui n’ont rien de « sûr », délégitimant encore plus la présence des ONG et créant les conditions de violations et de crimes qui ont déjà été largement documentés et dénoncés.
Ces évolutions se reflètent également dans le nombre de corps arrivant sur les côtes maltaises ou italiennes, qui a fortement diminué depuis 2018, sauf lorsque des naufrages ont lieu à proximité des côtes européennes (Cutro, Pylos, Roccella et bien d’autres) et que les autorités ne peuvent se soustraire à leurs obligations. Dans le même temps, le nombre de naufrages ou de disparitions a augmenté dans les eaux internationales et à proximité des côtes tunisiennes et libyennes (comme le démontrent les chiffres fournis par les autorités tunisiennes et la situation dramatique dans la région de Sfax, avec une augmentation exponentielle du nombre de victimes et de corps non identifiés qui occupent les morgues et les cimetières).
Comme le dénonce régulièrement la société civile, un nombre croissant de naufrages et de disparitions restent « invisibles », et ne sont pas pris en compte par les organisations internationales ou couverts par les médias, parce qu’ils ont lieu loin des zones de surveillance, mais aussi loin des zones où les ONG interviennent en priorité, ou peuvent intervenir.
Les autres zones en Méditerranée (entre la mer Ionienne et la Crète et entre les îles Baléares et la Sardaigne) ne sont pas couvertes par la flotte civile. Ce sont aussi des zones où le Salvamento Maritimo, une institution publique espagnole responsable de la sécurité maritime, s’est vu interdire de mener des opérations de surveillance et de recherche sans avoir reçu d’alertes de détresse. Cette situation est la conséquence de la militarisation des opérations de recherche et de sauvetage par le gouvernement espagnol, qui ne permet pas de comptabiliser le nombre de naufrages et de disparitions possibles.
On peut les qualifier d’itinéraires « mineurs », mais dans le même temps, le nombre de victimes en mer d’Alboran a augmenté de manière significative depuis 2023, et le nombre de personnes qui ont quitté l’Algérie et ont disparu entre les îles Baléares et la Sardaigne reste indéterminé. Par ailleurs, les tragédies de Pylos, Roccella et Cutro se sont produites le long d’un axe est-ouest. Sur ces routes, la plupart des demandes des familles à la recherche d’un parent disparu restent sans réponse. Et c’est probablement sur ces routes que l’implication des familles et des proches dans les recherches est encore plus importante.
Il ne s’agit pas ici de mesurer l’impact direct des logiques de contrôle et de sécurité sur l’évolution des différentes routes, mais plutôt de s’interroger sur les raisons et les conditions qui rendent les disparitions encore moins visibles, et les recherches des familles encore plus difficiles. La route atlantique des Canaries, où l’écart entre le nombre de victimes (selon les familles et les proches) et le nombre de corps retrouvés (selon les médias et les autorités) constitue une étude de cas intéressante pour mieux comprendre ces défis.
Les Canaries et l’Atlantique
Selon les organisations locales, le premier cas de naufrage documenté aux Canaries remonte à 1999 : le 24 juillet, les corps de neuf jeunes sont retrouvés sur la Playa de la Señora à Fuerteventura (source : Association Entre Mares). Le nombre de cas s’est multiplié au fil des années, dans une indifférence quasi générale, malgré la mobilisation des acteurs locaux de la société civile et l’activation progressive d’une procédure de gestion des corps des victimes dans les différentes îles espagnoles (il existe peu d’informations sur la gestion des corps retrouvés en mer ou sur les plages par les autorités marocaines).
Cette procédure s’est souvent limitée à récupérer les corps arrivés par hasard sur les plages, à collecter les dépouilles des personnes décédées à bord des embarcations arrivant sur les îles, et à enterrer les corps sans se soucier des noms des victimes, ni de la recherche des familles de leur proche disparu. En Espagne, le taux d’identification des personnes mortes en migration est plus élevé pour les ressortissant.es marocain.es, notamment grâce à la capacité des familles et de la société civile à activer les autorités responsables, mais ce taux reste très faible pour les populations d’Afrique de l’Ouest qui empruntent la route des Canaries.
Sans entrer dans les détails du fonctionnement du système d’identification et du nombre de personnes identifiées ces dernières années aux Canaries (voir » Counting the dead » – rapport du CICR), le point le plus préoccupant est l’écart entre le nombre de personnes disparues (selon les familles et les acteurs de la société civile) et le nombre de « cas » enregistrés par les autorités :
- L’association Caminando Fronteras fait état de 4808 victimes sur la route des Canaries entre janvier et juin 2024, avec un nombre important de bateaux disparus (dont le naufrage n’a jamais pu être confirmé). Le nombre estimé de victimes en 2023 est de 6618. Le nombre de victimes depuis 1999 reste difficile à estimer.
- En revanche, le projet Missing Migrant de l’OIM, qui ne se réfère qu’aux cas « officiels », souvent corroborés par des corps retrouvés ou des témoignages, parle de 4828 victimes entre 2014 et 2024 (dont 3534 par noyade) et de 959 pour l’année 2023 (ce qui témoigne d’une augmentation exponentielle des victimes au cours des dernières années).
Cet écart considérable montre à quel point les recherches des membres de la famille et le travail de contre-comptage effectué par les militants et les acteurs de la société civile sont peu pris en compte. Mais il nous indique également que les familles et les témoins ne se tournent pas vers les autorités, en qui ils n’ont généralement pas confiance, pour signaler une disparition, et rarement pour demander de l’aide.
Si l’on compare les données de 2023, 5659 personnes sont portées disparues sans être prises en compte par les acteurs officiels. 5659 disparitions qui n’inquiètent que leurs familles ou leurs proches, et les acteurs de la société civile qui tentent de les soutenir dans leur impossible recherche. Alors que les systèmes militaires de contrôle des frontières sont déployés notamment près des côtes marocaines et espagnoles, les zones de recherche et de sauvetage au sud des Canaries (notamment au Cap-Vert et au Sénégal) ouvrent de telles étendues océaniques que toute opération de recherche d’une embarcation non suivie par GPS est tout simplement impossible.
Il convient d’ajouter que les compétences SAR dans la zone présentent des zones de chevauchement (d’intervention et de responsabilité) et font encore l’objet de négociations. L’évolution/l’extension de la zone SAR marocaine peut être interprétée comme une évolution des politiques d’externalisation du contrôle de la mobilité, comme cela s’est produit pour la Libye et la Tunisie en Méditerranée.
La disparition des personnes ici est donc associée à une dérive océanique qui a probablement emporté des centaines de vies. Ces derniers mois, des corps de disparus ont été retrouvés dans un bateau naufragé sur les côtes du Cap-Vert, et d’autres bateaux se sont échoués sur les plages du Brésil et de la République dominicaine.
Cela s’est déjà produit en 2021, au large de l’île de Tobago, lorsqu’un pêcheur a découvert une embarcation transportant les corps de 14 jeunes gens. Cela s’était probablement déjà produit auparavant. Mais aujourd’hui, c’est de plus en plus fréquent. Ce sont des cas isolés, mais ils laissent entrevoir un scénario terrifiant par son ampleur, et le sort probable de centaines de personnes parties avec des embarcations hors d’état de naviguer depuis les côtes sénégalaises et mauritaniennes.
La route des Canaries devient une zone immense, où les recherches sont presque impossibles et les sauvetages extrêmement compliqués. La seule option aujourd’hui est de prévenir ces dérives et de structurer un mécanisme étatique efficace de recherche et de sauvetage qui interviendrait près des côtes et le long des trajectoires potentielles des dérives.
Identification, recherche, anticipation
Pour les corps retrouvés de l’autre côté de l’Atlantique (comme pour ceux retrouvés aux îles Canaries et ailleurs), des opérations médico-légales peuvent être menées pour tenter d’identifier les victimes, grâce à une coopération entre les organisations internationales, les autorités nationales, Interpol et les acteurs de la société civile.
Si les autorités sont déterminées à identifier les personnes décédées, il suffit parfois de retrouver les informations qu’elles portaient sur elles pour trouver des indices sur leur nom, et parfois aussi de reconstituer le groupe de personnes présentes sur le bateau. Dans de nombreux cas, l’implication directe des familles et des proches est nécessaire pour fournir des informations et des détails sur le voyage.
Entre 2021 et 2023, le CICR à Paris et l’Institut national des sciences appliquées (Insa-Lyon) ont développé un outil qui devrait permettre de cartographier les réseaux de personnes et la composition changeante des groupes en mouvement. Baptisé SCAN (pour « Share, Compile and Analyse »), il a déjà été utilisé pour reconstituer la liste des victimes de plusieurs événements sur la route des Canaries, grâce notamment à l’aide de rescapé.es dont les témoignages deviennent fondamentaux, et à la mise en relation avec des acteurs de la société civile capables de recevoir des alertes des familles et des proches. Pour l’instant, cette analyse de réseaux complexes est un outil qui fonctionne rétrospectivement et qui devrait faciliter le travail médico-légal basé sur la récupération des corps des personnes décédées au cours de la migration.
Cependant, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour anticiper le risque de ces dérives mortelles.
D’une part, en essayant de renforcer la capacité des personnes en déplacement à appeler à l’aide, conformément aux pratiques déjà développées en Méditerranée par le réseau Alarm Phone (fournir des informations sur la sécurité en mer, informer sur l’importance d’avoir un téléphone satellitaire pour pouvoir joindre les autorités SAR…), et qui doivent être adaptées à une zone géographique beaucoup plus complexe.
D’autre part, en cas de disparition, en renforçant la capacité des familles et des proches à lancer des alertes rapides, et en établissant et en renforçant des connexions sûres et protégées entre les différents acteurs, civils et étatiques.
D’un point de vue technique, cela peut sembler faisable, mais il reste pour l’instant difficile de changer le paradigme des politiques migratoires, qui reste aujourd’hui essentiellement axé sur la dimension sécuritaire et la criminalisation des personnes en déplacement. Nous devrions penser un contre modèle qui ferait de la nécessité d’intervenir et de déployer ses ressources pour sauver des vies en mer sa priorité, œuvrant ainsi pour empêcher la disparition systématique de centaines de personnes dans l’Océan Atlantique.
Filippo Furri