LE CAS DE HUMANITY 1

« Les autorités libyennes ne peuvent pas effectuer d’opérations de sauvetage »

Le 27 juin 2024, le tribunal civil de Crotone a jugé illégale la détention du navire de sauvetage Humanity 1, affreté par l’ONG SOS Humanity. Le Humanity 1 avait été détenu par les autorités italiennes le 4 mars 2024 pour avoir prétendument désobéi aux ordres des soi-disant garde-côtes libyens, en violation de l’article 1, paragraphe 2-bis, de la loi 15/2023, connue sous le nom de loi Piantedosi. L’ancien décret 1/2023, converti en loi depuis février 2023, contient un certain nombre de dispositions qui, dans les faits, créent des conditions injustifiées et entravent les opérations de recherche et de sauvetage menées par les ONG. Le non-respect de ces dispositions entraîne l’immobilisation des navires, l’imposition d’amendes et peut même entraîner la saisie du navire.

Entre autre, le décret-loi Piantedosi impose aux navires des ONG qui ont effectué une opération de sauvetage en Méditerranée centrale de rejoindre « sans délai » le port de débarquement qui leur a été assigné pour l’achèvement de l’opération de sauvetage. Toutefois, cette obligation risque d’entraver l’efficacité des opérations de recherche et de sauvetage menées par ces navires. En particulier, pour se conformer aux instructions des autorités italiennes compétentes après avoir effectué un premier sauvetage, les navires risquent d’être contraints d’ignorer d’autres appels de détresse de bateaux dans la même zone, alors qu’ils pourraient effectuer d’autres sauvetages et qu’ils sont tenus de le faire en vertu du droit international.

La loi Piantedosi s’inscrit dans la stratégie de l’Italie visant à entraver systématiquement les opérations de sauvetage des ONG en Méditerranée par un harcèlement juridique et administratif qui va de pair avec une campagne de dénigrement incessante. Cette tendance a débuté en 2017, au lendemain de la conclusion d’un protocole d’ accord entre l’Italie et la Libye, destiné à limiter les départs depuis la Libye. Ce protocole d’accord engage les autorités libyennes à intercepter les migrant.es en mer et à les renvoyer en Libye en échange d’une formation et d’un financement substantiel provenant à la fois du budget italien et de celui de l’UE.

Bien que les affaires judiciaires aient été rejetées ou se soient soldées par un acquittement, la répression contre les ONG se poursuit et a été rejointe par d’autres pratiques abusives telles que la politique dite des « ports fermés » (2018-2019) (pour laquelle le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Salvini, est actuellement jugé), et plus récemment, la stratégie de débarquement sélectif. A cela s’ajoute la politique d’assigner aux ONGs des ports de débarquement éloignés et l’interdiction de procéder à des sauvetages multiples, dispositions qui ont fermement été condamnées par le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe.

Les autorités judiciaires continuent de mettre en doute la légalité de ces tentatives de criminalisation. Parmi d’autres arrêts allant dans le même sens, la décision de la Cour de Crotone constitue le dernier échec en date de la politique italienne. En déclarant illégitime l’ordre de détention de Humanity 1 , la Cour a une fois de plus précisé que la Libye n’était pas un lieu sûr pour les personnes secourues en détresse, comme le prévoit le droit maritime international. Un port de débarquement ne peut être considéré comme sûr si les personnes secourues ne peuvent jouir de leurs droits fondamentaux, y compris d’un accès effectif à la protection internationale.

Dans ce contexte, la Cour a déclaré (1) que les activités menées par les soi-disant garde-côtes libyens ne peuvent être qualifiées de mesures de sauvetage en raison des preuves incontestées et documentées selon lesquelles le personnel libyen est armé et tire des coups de feu ; (2) que la Libye elle-même ne peut être considérée comme un lieu de débarquement sûr en raison des violations graves et systématiques des droits fondamentaux des migrant.es et des réfugié.es ; et (3) que cela reste valable indépendamment du protocole d’accord signé entre l’Italie et la Libye pour coopérer en matière de gestion des migrations, car cet arrangement n’exempte aucune des parties de ses obligations en vertu du droit international. La Cour a donc conclu que toute opération menée par les soi-disant garde-côtes libyens ne peut être considérée comme une opération de sauvetage, comme l’exigent les normes internationales.

L’arrêt est particulièrement important parce qu’il ne se concentre pas seulement sur la situation des personnes migrantes et des réfugiées en Libye, où celles-ci sont systématiquement soumises à la torture, à l’esclavage, à la détention arbitraire et aux déportations en chaîne, entre autres violations graves de leurs droits fondamentaux, mais il met également l’accent sur les soi-disant gardes-côtes libyens.

D’autres arrêts, notamment de la Cour de cassation, avaient déjà clairement établi que la Libye n’était pas un lieu sûr et qu’il était illégal de collaborer avec les soi-disant garde-côtes libyens pour renvoyer des personnes migrantes en Libye. Toutefois, en mettant l’accent sur les modalités selon lesquelles les soi-disant garde-côtes libyens mènent leurs opérations, le raisonnement du tribunal de Crotone sape la rhétorique employée par le gouvernement italien et la Commission européenne pour justifier l’octroi de fonds aux autorités libyennes.

Le financement de la Libye a été justifié à plusieurs reprises en affirmant qu’aucun euro n’est utilisé pour financer les centres de détention où les migrant.es sont soumis.es à des traitements inhumains et dégradants, que les autorités italiennes ne remettent pas directement les migrant.es aux soi-disant garde-côtes libyens (voir la déclaration de Piantedosi ici), et que le financement n’est fourni que pour « sauver des vies en mer », accompagné de « formations spécifiques sur les droits de l’homme » et d’un « contrôle par des tiers », allant même jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas de « preuves de violations des droits de l’homme » dans les projets financés par l’UE en Libye (voir les réponses récentes aux questions parlementaires : ici et ici).

En établissant clairement que les soi-disant garde-côtes libyens ne peuvent pas effectuer d’opérations de recherche et de sauvetage, le tribunal de Crotone a rejeté sans équivoque l’idée que le renforcement de leurs capacités puisse poursuivre un objectif humanitaire légitime, à savoir sauver des vies en mer. Cette décision très importante renforce le champ de bataille juridique et politique contre le financement des autorités libyennes chargées de la gestion des frontières et permettra de contester toute sanction administrative future fondée sur le refus de se conformer aux ordres des soi-disant garde-côtes libyens. Il reste cependant à voir si elle suffira à provoquer un changement de politique et à entraîner la suspension pure et simple de la coopération et du financement.

Andreina De Leo

Photo : SOS Humanité


Communiqué de presse de SOS Humanité :

https://sos-humanity.org/en/press/final-court-decision